Pour la première fois depuis des mois, je me réveille calmement. Sans sanglots, sans gémissements, les joues bel et bien sèches. Je m'assois sur mon lit, et réalise qu'en effet, aucun cauchemar n'est venu ponctuer ma nuit, aucune hallucination ne m'a gardé éveillé. Alors, pour la première fois depuis la tragique découverte du Spring Break, un sourire se dessine spontanément sur mes lèvres. Je me lève et m'étire car mes muscles me font quelque peu souffrir, comme après une bonne et longue nuit d'un sommeil profond et sans interruptions. Tout est calme, je parviens presque à entendre les respirations de mes colocataires endormis. J'enfile un jogging gris et un tee-shirt noir avant de sortir de ma chambre, mon esprit encore un peu embrumé. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine lorsque je manque de trébucher sur une canette de bière éventrée traînant sur le sol quelque peu poussiéreux. Je l'attrape, et m'apprête à la jeter dans la poubelle de la cuisine lorsqu'une feuille qu'on a à priori glissée sous la porte d'entrée attire mon attention. Tout en baillant sans retenue, je me baisse et la ramasse en la chiffonnant. Bee, la signature de la lettre, est le premier mot que je lis. Alors, je me frotte les yeux, une fois, deux fois, trois fois. Cela ne sert à rien, ce surnom que j'ai tant de fois prononcé reste inscrit sur cette feuille de papier. J'inspire un grand coup, et avec une appréhension qui grandit tandis que mes yeux passent d'un mot à l'autre à une vitesse incroyable, je lis la totalité de la lettre à haute voix.

La fraîcheur de ce mois de février semble avoir le pouvoir de me calmer. En effet, je parviens à sentir mes jambes de nouveau, bien qu'elle semblaient s'être transformées en coton quelques minutes auparavant. Après la lecture de ce mot que je découvre placardé dans toute la ville, ce dont j'ai besoin est d'air. Je ne peux m'empêcher de me retourner toutes les dix secondes, pensant que je suis suivi. Ce n'est qu'une impression Shayan, qu'une impression. Mes mains tremblent encore, mon front est humide. Je passe alors machinalement une main dans mes cheveux en avalant difficilement une salive au goût amer. Alors, je me rends compte que je n'ai toujours pas lâché la canette de bière trouvé dans la student coloc'. De toute mes forces, aidé par ma peur, ma rage et ma colère, je la balance contre un arbre en criant un « PUTAIN ! » sonore . Elle retombe mollement dans l'herbe, et je sursaute lorsque j'entends le grincement d'un portail derrière moi. Je me retourne à une vitesse folle et me sens bête lorsque je découvre Lily-Ann Millers, me regardant de son jardin, à une heure plutôt matinale. Je respire un grand coup avant de dire « Hey ... Euh ... Désolé, c'est ce truc, ça me rend dingue. » Je brandis la lettre chiffonnée de celui ou celle qui s'amuse avec les nerfs des habitants de Middle Fawkes en se faisant passer pour Bee. « J'ai vraiment pensé que c'était fini, qu'on la laisserait enfin en paix. Je suis vraiment trop con, ceux qui font ça sont prêts à tout. » Je me sens alors terriblement mal à l'aise, et porte une main aux tatouages dans mon cou. « Excuse-moi si je t'ai réveillée, je crois que je vais rentrer maintenant. » Je parviens à lui offrir un léger sourire au coin de mes lèvres, lui adresse un geste de la main furtif, et me retourne.

Ma relation avec Lily a toujours été quelque peu étrange. Je n'ai jamais été vraiment à l'aise en sa compagnie. Ce n'est pas elle la fautive. Lorsque je lui parle, je ne cesse jamais de penser à l'époque où je ne daignais pas lui adresser un mot. J'avais alors la sensation qu'elle n'en valait pas la peine. J'étais trop bien pour elle, du moins c'était ce dont j'étais persuadé. Elle me donnait des cours de soutien lorsque j'étais encore au lycée, et m'aidait énormément. Même si je n'ai pas eu le diplôme qui aurait salué tous ses efforts, elle avait fait en sorte que je ne sois pas totalement perdu en classe. Elle est d'ailleurs toujours présente lorsque j'ai besoin d'elle. Sachant que l'anglais n'est pas ma langue maternelle, j'ai parfois quelques difficultés. Je sais toujours vers qui me tourner. Pourtant, j'aurais compris qu'elle me tourne le dos. Je me revois deux ans plus tôt, petit chienchien de Brittany. C'était à peine si je la regardais. Et je me rends compte aujourd'hui à quel point j'étais aveuglé. Lorsque, l'année dernière, Lily s'est rapproché de Hell, elle ne m'a pas rejeté. Lorsque je la vois aujourd'hui, je me dis qu'elle a beaucoup changé depuis l'époque où on entendait des élèves hurler « INTELLOTE ! » à travers les couloirs lorsqu'elle passait en baissant la tête. Elle semble avoir totalement modifié sa garde robe, et c'est sûrement ce qu'on remarque le plus. Jamais elle n'aurait osé s'habiller de cette manière quelques temps auparavant.

En me rendant compte que je la détaille depuis quelques secondes déjà, je cligne plusieurs fois des yeux. Elle finira par me prendre pour un fou, un vrai. Je tape d'abord une crise de colère en pleine rue, je la déshabille ensuite du regard ... Elle ne semble pas avoir remarqué mon petit manège car elle me retient, et je ne me fais pas prier pour rester. J'ai le sentiment que j'ai vraiment besoin de vider mon sac. Lorsque je remarque une profonde tristesse dans les yeux de la jeune fille, je me rends alors compte que je ne suis pas seule. Elle aussi souffre de tout ce cirque qui a assez duré. « Je... moi aussi je croyais que elle était partit pour de bon. Mais je crois qu'elle nous lâchera jamais enfaite. » Lorsque j'entends ces paroles, je reçois comme un petit coup de poing dans le ventre, comme à chaque fois que quelqu'un parle de Bee. Parfois, j'oublie que Brittany a fait vivre un réel enfer à Lily, et que j'ai participé à cela. Maintenant, lorsque je vois à quel point la jolie brune est adorable avec moi, j'ai l'impression d'avoir une dette envers elle.

Je commence à marcher dans le rue déserte. J'imagine déjà le mouvement de panique qui se lèvera lorsque les gens découvriront ce qu'il se trame. Tout le monde ne parlera plus que d'elle, comme elle l'aurait voulu. Brittany par ci, Brittany par là. « Cette mystérieuse Bee nous fait tourner en bourique. Je suis sûr que c'est tellement évident qu'on ne voit pas qui ça peut être. Je vais finir par devenir parano, cette personne sait bien trop de choses. Tu n'en a pas marre d'être toujours sur la défensive, à chaque fois que tu fais ou que tu dis quelque chose ? J'ai beau décortiquer les messages qu'elle nous envoie, je ne vois pas qui peut ce cacher derrière ce surnom. J'en ai marre Lily, je n'en peux plus. » Même si vider mon sac me fait du bien, je suis toujours aussi impuissant face à tout cela, je ne vois aucune issue à tout cette histoire. Bee nous tient comme prisonnier avec une facilité folle. « On change de sujet si tu préfères, on entendras bien assez parler de cette lettre dans les jours qui vont suivre ...»